La famille des clavecins est composée d’instruments dont les noms diffèrent, mais qui ont tous un point commun: la production du son par frottement de la corde au moyen d’un plectre de cuir, de plume de corbeau, ou aussi, sur les nouveaux instruments de matière synthétique. Ce plectre est fixé à une languette pivotante placée à l’extérieur supérieure d’une pièce de bois, de métal ou de plastique appelée sautereau. Ce dernier se dresse sur la partie postérieur de la touche, de façon que, lors de l’abaissement de celle-ci, le plectre vienne pincer la corde par en dessous; lors du relâchement de la touche, grâce à la languette mobile, il passe à côté de la corde. Un morceau de feutre fixé au-dessus du plectre étouffe le son lorsque le sautereau retombe.
D’après la forme et la disposition de l’instrument, on distingue principalement deux types de clavecin. Le clavier occupe-t-il, comme sur le clavicorde, le côté long d’un instrument rectangulaire ou en forme irrégulière de harpe, de sorte que les cordes sont perpendiculaires aux touches, on parle de virginal ou d’épinette (Spinett, spinettino). L’instrument est-il plus volumineux et plus achevé, semblable de forme à notre piano à queue actuel (les cordes sont tendues dans le prolongement des touches), il porte alors le nom de clavecin (Klavicymbel, Kielflügel, clavicembalo ou gravicembalo, harpsicord). C’est sous cette seconde forme surtout, avec sa sonorité brillante, que le clavecin est devenu, à l’époque baroque, l’instrument indispensable de la basse continue dans la musique de chambre, puis aussi un instrument soliste riche de possibilités.
On a reproché au clavecin sa monotonie, due au frottement indifférencié de la corde par le plectre. Cette sonorité uniforme désavantageait le clavecin face au clavicorde. Les facteurs d’instruments surent y remédier en introduisant différents registres, c’est-à-dire plusieurs garnitures de cordes caractérisées par des timbres distincts et que l’on peut accoupler de diverses manières. Le jeu qui correspond à l’accord du piano est appelé huit pieds (8’) par analogie avec la désignation des registres d’orgue, où le do1 est produit par un tuyau à boche ouvert d’une longueur de huit pieds (env. 2,40 m). A l’octave supérieure, une série de cordes constitue le registre de quatre pieds (4’); le registre de seize pieds (16’), à l’octave inférieure, est assez rare au XVIIIe siècle. Tout à fait isolément, on trouve aussi un jeu de deux pieds (deux octaves plus haut). Mais l’imagination du facteur de clavecins ne se limitait pas à cela. En étouffant les cordes à leur extrémité par de petits feutres, on obtenait le jeu dit « de luth ou théorbe », dont la sonorité rappelle celle de ces deux instruments. Un pincement de la corde en un point proche du chevalet produisait un son plus tranchant et nasillard, diverses sortes de plectres rendaient des sonorités variées, le « venezian swell » permettait par un dispositif de jalousies s’ouvrant et se fermant sur les cordes, d’obtenir des effets de crescendo et de decrescendo. Toute cette machinerie et ces recherches d’une sonorité clinquante intervinrent, il est vrai, lors de la décadence du clavecin, au moment où il était détrôné par le pianoforte.
Le jeu expressif, au clavecin, de dépend pas de tels effets recherchés. Les maîtres anglais du XVIe siècle ne connaissaient que le virginal à un clavier et obtenaient cependant, avec des possibilités de registration très modestes (8’ – 4’ ou 8’ – 8’), grâce à un phrasé habile et bien adapté au clavecin, une incroyable richesse de sonorités, avec une prédilection pour les effets pittoresques plaisants. Les petites pièces de genre de François Couperin peuvent être jouées, même sur une simple épinette 8’, d’une manière étonnamment différenciée et colorée.
Coloration et différenciation de sonorité sont sans contredit les qualités propres du clavecin à deux claviers, où, par le jeu des deux mains sur les deux claviers, l’accouplement et diverses combinaisons de registres, quelques douzaines de possibilités sont facilement obtenues. Comme aujourd’hui les jeux peuvent aisément être appelés ou supprimés au moyen de pédales – ce qui n’était pas le cas pour la majorité des instruments baroques – c’est à la fascination de cette multiplicité de combinaisons que tout débutant succombe d’abord. Seule une connaissance plus intime de l’instrument lui apprendra la façon toute particulière dont chante le clavecin, la transparence des phrases polyphoniques et la valeur expressive de l’articulation. Dans ces domaines résident les points forts du clavecin, qui compensent largement l’impossibilité de modeler le son. Si les nuances sont moins contrastées que sur notre piano, elles se révèlent pourtant à une oreille attentive et à une vive sensibilité.
Certes le toucher joue ici un rôle très important : on ne gagne rien à faire intervenir avec force tout le poids du bras. Un bon jeu exige une attaque du doigt, décidée mais légère, le bras étant « porté ».
En outre, la rapidité et l’énergie avec lesquelles la touche est frappée ne sont nullement indifférentes. Une attaque trop brusque provoque un bruit désagréable lors du choc de la touche contre l’armature du clavier et le son, cassant, porte peu. Un toucher trop mou produit une légère inégalité rythmique, car la résistance des touches varie légèrement, et si plusieurs registres sont accouplés, cette irrégularité peut devenir très sensible. La sonorité chantante du piano dépend de subtiles pressions des doigts sur les touches tenues; au clavecin, une sonorité raffinée est une question de précision et d’équilibre bien pensé du mouvement d’attaque. « Le clavecin est un instrument incorruptible, un instrument qui a du caractère. Il résonne avec tant d’éclat et de majesté dans le plein-jeu lorsqu’on en joue correctement, mais se rebiffe lorsqu’on le prend mal. Une fausse note au piano n’est pas si grave – une fausse note au clavecin est comme un cri discordant! Et rien ne sonne d’une façon aussi détestable, sèche et pauvre qu’un clavecin dont on joue avec un mauvais toucher. » (E. Harich-Schneider)
Notre propos n’est pas d’écrire un manuel de technique du clavecin. Mais puissent ces courtes indications s’opposer à certains préjugés courants, selon lesquels le clavecin doit être considéré comme une simple étape vers notre piano moderne, une précurseur encore imparfait, pauvre et incapable de chanter. Que celui qui a des oreilles entende!
À la question posée de savoir si le fait de jouer fréquemment du clavecin n’abîme pas le toucher au piano, on ne peut que répondre : au contraire! Pour l’interprétation d’œuvres anciennes en particulier, la technique pianistique ne peut que gagner à une pratique intensive du clavecin. En outre, l’oreille s’affine à saisir les nuances subtiles de pièces de moindre puissance sonore et ainsi la musique raffinée du XVIIIe siècle galant peut retrouver une vie nouvelle.
Tournons-nous maintenant vers l’histoire du clavecin. Comme pour le clavicorde, on ne peut déterminer avec certitude la date à laquelle on pensa à munir le psaltérion d’un clavier, afin d’en faciliter le jeu. (Le psaltérion est formé d’une caisse de résonnance trapézoïdale sur laquelle sont tendues des cordes mises en vibration par le doigt ou par un plectre) Pour la période qui s’étend jusqu’à la fin du XVe siècle, nous ne connaissons que quelques rares témoignages écrits, plus ou moins clairs, parmi lesquels le traité déjà mentionné d’Henri-Arnaut de Zwolle, datant de 1440, est le plus riche d’indications. Le XVIe siècle connut un premier épanouissement du clavecin, en Italie et surtout aux Pays-Bas et en Angleterre. De cette époque nous viennent aussi un grand nombre d’épinettes, dont quelques-unes sont richement décorées. Jusqu’en plein XVIIIe siècle, en effet, l’épinette était plus fréquemment utilisée que le clavecin; mais il semble que très tôt déjà la demande d’instruments à sonorité plus riche ait percé; elle se manifesta pleinement avec la construction de clavecins à deux claviers et plusieurs registres. A la fin du XVIe et au XVIIe siècle, la facture de clavecins était dominée par la dynastie des Ruckers (voir p. 22), plus tard par les Couchet (voir p. 24) et les Bristen à Anvers; puis, au XVIIIe siècle, Kirckman, Shudi (un Suisse dont le nom d’origine était Tschudi), Broadwood en Angleterre, Nicolas Blanchet et Pascal Taskin en France, Silbermann et Hass en Allemagne. Dans les livres des dépenses privées du roi Henri VIII d’Angleterre, une notice de 1530 mentionne déjà un clavecin à deux claviers. Cependant, il ne s’agissait là que de claviers transpositeurs, le clavier supérieur étant disposé à une quarte de l’autre. Les touches de chaque clavier pouvaient mettre en vibration deux cordes accordées à l’octave (8’ et 4’). Les instruments à deux claviers de Ruckers avaient encore une disposition semblable. Sur les doubles virginals, il y avait, encastrée à droite du clavier principal, plus rarement à gauche, une petite épinette à l’octave, c’est-à-dire 4’, que l’on pouvait tirer et aussi poser sur le clavier principal et accoupler avec lui (voir p.23). Après 1640 seulement, Jean Couchet adopta la disposition qui devint la règle par la suite : superposition des deux claviers, jeux de quatre et de huit pieds au clavier supérieur. Ainsi fut créé, à partir de l’instrument transpositeur primitif, le véritable instrument à registres de l’époque baroque, qui permit de multiples combinaisons.
Martin Mersenne, dans son « Harmonie universelle » de 1637, mentionne déjà le seize pieds; mais son adjonction étant coûteuse, ce registre ne dut être installé que très rarement avant 1750. Très peu d’instruments anciens comportant un jeu de seize pieds nous sont parvenus, et il est improbable que J.-S. Bach ait possédé un tel clavecin.
Il existe différentes dispositions des registres avec inclusion du 16’. Un clavecin berlinois appelé clavecin de Bach – et dont l’inauthenticité, depuis le rapprochement effectué par Freidrich Ernst (voir bibliographie) de tous les résultats des recherches entreprises à ce sujet, ne devrait pas être contestée – comporte un 8’ et un 16’ au clavier inférieur, un 8’ et un 4’ au clavier supérieur, l’accouplement manuel et un jeu de luth. De nombreux instruments modernes sont construits d’après ce modèle, bien qu’il ne corresponde pas tout à fait à la disposition classique. S’il offre des possibilités de combinaisons multiples, il ne permet cependant pas, dans le jeu sur les deux claviers, des contrastes dynamiques efficaces. Normalement, trois garnitures – 8’, 4’ et 16’ – appartiennent au clavier inférieur, alors que le clavier supérieur commande un ou éventuellement deux jeux de 8’. L’accouplement des claviers se faisait la plupart du temps par glissement du clavier supérieur, éventuellement du clavier inférieur, et les jeux étaient généralement appelés par des tirettes manuelles placées sur le devant, le côté, ou même à l’intérieur de l’instrument. Les pédales, que l’on trouve sur de nombreux clavecins modernes, étaient rares à cette époque, bien qu’elles aient été utilisées en Angleterre vers 1660 déjà. Le XVIIIe siècle nous a légué quelques instruments très richement dotés. Un clavecin de Hass, datant de 1710, est pourvu de jeux de 16’, 8’, 8’, 4’, 2’, de deux jeux de luth et d’un jeu de théorbe (16’). D’autres instruments ont quatre jeux de 8’ et 4’, un jeu de luth, des volets, etc. On construisit même, occasionnellement, des clavecins à trois claviers, d’autres avec un pédalier actionnant un jeu de 16’. Souvent aussi, d’anciens instruments de grande valeur furent transformés et leur étendue augmentée. Cette extension ultérieure du clavier vers le bas s’appelait ravalement. Une analyse d’instruments anciens conservés pourrait facilement conduire à la conclusion erronée selon laquelle l’étendue de cinq octaves pleines aurait été connue très tôt déjà. Sur ce point, le développement du clavecin est presque parallèle à celui du clavicorde (voir p. 7). Lorsque, occasionnellement, une corde dépassait largement vers le haut l’étendue normale, comme par exemple un fa5 dans le deuxième mouvement du Triple Concerto en la mineur de Bach, on ne pouvait l’atteindre qu’avec le jeu de 4’. Chez Scarlatti, on trouve même un sol5, bien qu’à cette époque, on construisit en Espagne presque uniquement des clavecins limités au jeu de 8’. Mais il semble qu’il ait existé des instruments espagnols possédant un clavier d’une étendue étonnante (fa01- fa5 ou sol01 – sol5).
Peu d’instruments authentiques ayant appartenu à des maîtres baroques ont été conservés. Haendel possédait un clavecin à deux claviers de Ruckers (il se trouve aujourd’hui au Victoria & Albert Museum de Londres), construit en 1651 et transformé pour adopter la disposition baroque normale : 8’, 8’ et 4’ en bas, 8’ en haut. Malheureusement, il n’est pas resté de clavecin qui puisse être attribué avec certitude à J.-S. Bach. Friedrich Ernst (voir bibliographie) est arrivé à la conclusion que « le clavecin que J.-S. Bach s’est procuré dans l’atelier d’un facteur allemand vers les années 1725-1730 était un instrument à deux claviers, qui comportait trois garnitures de cordes (8’, 8’, 4’) et autant de rangées de sautereaux, un accouplement manuel, ainsi qu’un jeu de luth. Le clavier s’étendait de sol01, la01, si bémol01, si01 à ré5 ». Les clavecinistes français contemporains de François Couperin utilisaient volontiers des instruments hollandais, soit à deux claviers dans la disposition normale sans 16’, soit à un seul clavier avec deux jeux de 8’ ou des jeux de 8’, 8’, 4’. Le clavecin de Scarlatti n’a pas été conservé. Il devait se limiter à un clavier et des registres de 8’, comme la plupart des clavecins italiens et espagnols de cette époque.