Les débuts du clavicorde sont mal connus. Nous ne doutons pas cependant que l’ancêtre de cet instrument à clavier si prisé pendant plus de quatre siècles soit le monocorde, utilisé déjà par Pythagore comme instrument d’expériences acoustiques au VIe siècle avant J.-C. Le monocorde se compose d’une corde tendue entre deux chevalets fixés sur une caisse de résonance. Un troisième chevalet, mobile, permet de faire varier la longueur de la corde et de démontrer ainsi les rapports fondamentaux existant entre les sons et les différentes longueurs de la corde. En remplaçant ce chevalet mobile unique par des lamelles métalliques, appelées tangentes, fixées perpendiculairement sur la partie postérieure d’une série de touches, on obtint la forme primitive du clavicorde. Lors de l’enfoncement de la touche, la corde est mise en vibration par la tangente qui la frappe en un point bien déterminé, la subdivisant ainsi en deux parties. Une bande de feutre étouffe la vibration de la section la plus courte. Ce clavicorde est dit lié, car plusieurs touches correspondent à une seule corde frappée en des endroits différents. Il n’est donc pas possible, sur un tel instrument, de produire en même temps deux sons appartenant à la même corde.
Entre les IXe et XIIIe siècles, le monocorde (monocordum, manicorde ou manicordion) était utilisé exclusivement comme instrument mélodique, donc sans aucun doute comme instrument de musique et non plus comme simple objet de démonstration au cours d’expériences acoustiques. Plus tard, une augmentation du nombre des cordes permit le jeu polyphonique. Et, dans sa forme accomplie, le clavicorde devint « non lié », c’est-à-dire qu’à chaque touche correspondit une corde, ou plutôt une paire de cordes (et dans le registre grave, les cordes étaient même doublées à l’octave). Mais ce perfectionnement ne date que du XVIIIe siècle. Le premier clavicorde libre a probablement été construit en 1726 par Daniel Faber.
De la seconde partie du XIVe siècle jusqu’au XVIIIe siècle, on construisit des clavicordes liés, sur lesquels trois ou quatre touches contiguës frappaient la même paire de cordes. Le plus ancien clavicorde conservé jusqu’à nos jours, celui de Dominico di Pesaro, date de 1543. Il possède vingt-deux paires de cordes pour une étendue de quatre octaves, de ut1 à ut5 : les onze paires de cordes inférieures, accordées diatoniquement de ut1 à la1 et chromatiquement de si bémol1 à ré2, correspondent chacune à une seule touche. De mi bémol2 à fa dièse2, il y a une paire de cordes pour deux touches; de sol2 à do4, une paire pour trois touches, et au-delà, une paire pour quatre touches. Les cordes graves étaient de cuivre ou de laiton, les aiguës d’acier. Les touches étaient disposées dans le même ordre que celles des claviers d’aujourd’hui. Elles étaient cependant plus courtes et plus étroites, et leurs couleurs souvent inversées. L’octave inférieure, appelée octave courte, ne possédait pas de demi-tons chromatiques. Les touches supérieures correspondaient donc à des tons diatoniques. A la place du mi1, on avait un do1. Ré1 et mi1 étaient placés sur les touches représentant normalement fa dièse et sol dièse. Bien que vers 1600, sur l’orgue d’abord, sur des instruments à clavier et cordes ensuite, l’octave inférieure comprît tous les demi-tons, l’octave courte persista dans le Nord jusqu’au XVIIIe siècle.
L’étendue n’augmenta que lentement au cours des siècles, d’abord par l’introduction d’une nouvelle octave courte partant de sol01 : si01 = sol01, do dièse1 = la01, ré dièse1 = si01 et do1 = do1.
Par l’adjonction d’une touche supplémentaire pour fa 01 et l’extension graduelle du registre aigu jusqu’à fa5, on atteignit finalement l’étendue de cinq octaves. Cette amélioration fut d’abord adoptée isolément en France et en Angleterre, avant 1700 déjà. Elle n’intervint en Allemagne qu’à partir de 1740 environ. Il semble que la tessiture de sol10 à ré5 exigée dans les Suites anglaises et les Partitas de Bach indique une exécution de ces pièces sur un clavecin ayant atteint le stade final de son développement. Dans ses œuvres didactiques par contre, Inventions, Suites françaises et Clavecin bien tempéré, Bach se limite à l’étendue normale du clavicorde, de do1 à do5. (Il utilise alors parfois un expédient, comme à la mesure 16 de la Fugue en mi bémol mineur du premier livre du Clavecin bien tempéré, ou, manifestement, au lieu du do bémol5 – c’est-à-dire si4 – un ré bémol5 devrait être joué). On trouvera quelques observations supplémentaires sur l’étendue dans les chapitres traitant du clavecin et du pianoforte.
Des considérations économiques ont également joué un rôle dans la lenteur avec laquelle s’élargit l’étendue. Le clavier occupait le côté long d’une caisse de résonance rectangulaire, parfois pentagonale ou hexagonale. Les cordes étaient disposées perpendiculairement aux touches, les tons graves devant, les tons aigus derrière. Au début, toutes les cordes étaient de même longueur et accordées pareillement, tendues sur toute la longueur de l’instrument. Mais très tôt déjà un raccourcissement des cordes dans l’aigu se révéla utile. L’élargissement du clavier dans le grave exigeait non seulement des cordes plus nombreuses et plus longues, mais également un agrandissement de l’instrument en largeur et surtout en longueur, car la caisse de résonance, du côté droit de l’instrument, devait augmenter de dimension pour rendre la sonorité correspondant à l’étendue plus grande. Le clavicorde d’étendue réduite et sobrement décoré était un instrument peu cher et par conséquent très répandu. La mécanique en était vraisemblablement simple, la facture peu robuste et les dimensions modestes. Il existait certes des modèles plus luxueux, richement marquetés, parfois même ornés d’or et de pierres précieuses : la face intérieure du couvercle était artistement peinte et les touches couvertes d’ivoire, de nacre et d’écaille. De tels instruments devaient défier les siècles. Il n’était pas rare qu’on les transformât et les agrandit par la suite. Ainsi s’explique l’étendue souvent étonnante de certains instruments anciens.
La sonorité du clavicorde est très douce et claire, faible mais extraordinairement nuancée, et en cela supérieure à celle du clavecin comme à celle du pianoforte. La production des sons résulte, comme dans le pianoforte, de la frappe de la corde, mais la tangente, contrairement au marteau du piano moderne, reste en contact avec la corde aussi longtemps que la touche est enfoncée. En imprimant alors la touche, par une pression répétée, une légère et rapide trépidation, on produit vibrato charmant. D’autre part, le clavicorde répond aux différents touchers et articulations d’une manière beaucoup plus différenciée que notre piano actuel. Il permet de traduire avec bonheur mainte subtilités, dont les pièces de Mozart abondent, et que les instruments d’aujourd’hui n’expriment que difficilement. La richesse en harmoniques supérieurs est une autre caractéristique de la sonorité du clavicorde. Comme la corde n’est pas mise en mouvement en un endroit quelconque, mais, au moyen de la tangente, à l’extrémité de la partie vibrante libre, aucun harmonique supérieur n’est étouffé. Ainsi, malgré sa faiblesse, la sonorité du clavicorde est intense et expressive.
C’était l’instrument idéal pour le style galant du milieu du XVIIIe siècle, celui de Wilhelm Friedemann et Carl Philipp Emanuel Bach et des musiciens de leur génération. Tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, l’Allemagne fut sa terre d’élections. Tous les grands organistes de l’époque étaient aussi des maîtres dans l’art du clavicorde : Froberger, Pachelbel, Buxtehude, Krieger, Kuhnau. Fischer et Bach, pour ne citer que les plus importants. Le fait que dans les Variations et Chaconnes de Pachelbel le style organistique (utilisation d’un pédalier) s’allie à un style vif et léger, caractéristique des instruments à cordes, peut s’expliquer par l’utilisation d’un clavicorde à pédales. Bach écrivit également les six Sonates en trio, que l’on entend aujourd’hui habituellement à l’orgue, pour cet instrument; c’étaient des exercices destinés à son fils Wilhem Friedeman. La recherche d’une sonorité plus puissante et les progrès du pianoforte provoquèrent la disparition du clavicorde. C’est à notre époque seulement, avec la renaissance des instruments anciens, que l’on en construisit à nouveau, et un nombre croissant de mélomanes apprécient aujourd’hui le charme exquis de cet instrument. Il est de dimensions modestes, fort apprécié pour le peu de place qu’il occupe, et n’a certainement encore jamais provoqué la colère des voisins dans les blocs locatifs modernes.